Les élections imminentes en Allemagne soulèvent de grandes questions quant à l’avenir du symbole national le plus emblématique d’orthodoxie budgétaire : le fameux “frein à l’endettement”.
Les responsables politiques de la troisième économie mondiale se demandent si ce légendaire frein à l’emprunt public a encore un sens dans un monde d’incertitude, entre la réélection de Donald Trump, la guerre en Ukraine et le déclin économique de l’Europe.
Inscrit dans la Constitution par la chancelière Angela Merkel en 2009, le Schuldenbremse, qui limite le déficit budgétaire structurel à 0,35% du PIB en temps calme, commence à sembler insoutenable dans un monde où les besoins d’argent public se multiplient.
La camisole de force budgétaire a déjà contribué à faire tomber la coalition au pouvoir du chancelier Olaf Scholz, ce qui rend probable la tenue d’élections le 23 février.
La coalition s’est effondrée au début du mois, principalement parce que les propositions du ministre des Finances, Christian Lindner, visant à maintenir le déficit dans les limites fixées, se sont toutes révélées inacceptables pour ses partenaires de la coalition, le Parti social-démocrate (SPD) et les Verts. Après que Scholz a limogé Lindner, le Parti libéral-démocrate (FDP) de ce dernier, conservateur sur les questions budgétaires, a quitté le gouvernement, ouvrant la voie à des élections en février, sept mois plus tôt que prévu.
La nécessité d’une réforme en profondeur est de plus en plus reconnue. Ce mois-ci, le Conseil des experts économiques du gouvernement a présenté une proposition visant à adopter des règles autorisant davantage d’investissements afin d’apaiser les tensions. De son côté, la Bundesbank, la banque centrale allemande — habituellement un bastion du conservatisme budgétaire —, soutient depuis des mois qu’une réforme autorisant une “marge d’emprunt modérément plus élevée” serait justifiable, tant que le ratio global de la dette publique reste faible.
Mais se débarrasser du Schuldenbremse avant les élections n’est pas si facile : tout changement nécessiterait une majorité des deux tiers à la fois dans la chambre haute et dans la chambre basse du Parlement. L’Alternative für Deutschland (AfD), parti d’extrême droite, s’oppose à toute réforme, tout comme le FDP de Lindner.
Pour des raisons tactiques, les chrétiens-démocrates de la CDU, le parti de centre droit, ne soutiendront probablement pas une proposition qui ne ferait que prolonger leur période dans l’opposition, et voudraient de toute façon rédiger une nouvelle version s’ils étaient en position de force.
Mais il y a une raison d’agir vite : les sondages suggèrent que l’AfD et l’Alliance Sahra Wagenknecht de gauche radicale pourraient gagner suffisamment de sièges au Bundestag pour bloquer toute proposition, ce qui leur donnerait un degré inacceptable d’influence sur la classe politique traditionnelle. Cela incite à conclure un accord maintenant, plutôt que de l’abandonner à son sort.
Le nouveau chef de file des Verts, Felix Banaszak, a déclaré ce week-end qu’il espérait que les dirigeants de la CDU au niveau des Länder feraient pression sur leurs collègues berlinois pour qu’ils modifient immédiatement la règle sur le frein, “parce qu’ils voient bien que cette réforme est nécessaire”.
“Je serais ravie de le faire, mais est-ce qu’il est encore temps, je ne sais pas”, a déclaré Saskia Esken, coprésidente du SPD, à POLITICO la semaine dernière.
Friedrich Merz, l’homme pressenti pour diriger le prochain gouvernement allemand, semble avoir déjà compris la logique et tiré les conséquences. En lançant sa campagne la semaine dernière, le chef de file de la CDU, qui était auparavant un fervent défenseur du frein à l’endettement, a surpris les électeurs en indiquant qu’il était désormais ouvert à un assouplissement.
“Bien sûr, il peut être réformé, a assuré Merz. La question, c’est pourquoi ? Dans quel but ? Quel est le résultat d’une telle réforme ?”
Merz a prévenu qu’il ne soutiendrait pas une réforme permettant d’augmenter les dépenses pour la consommation ou la protection sociale, avant de préciser que, si les emprunts supplémentaires visaient à stimuler l’investissement, “la réponse pourrait être différente”.
Etat d’exception
La règle existante dispose d’une certaine flexibilité : elle peut être suspendue “en cas de catastrophes naturelles ou d’urgences inhabituelles indépendantes de la volonté du gouvernement et portant gravement atteinte à la capacité financière de l’Etat”.
L’Allemagne a pleinement fait usage de cette option en 2020-2022 en réponse à la pandémie et à la guerre en Ukraine. Mais avec le retour à la “normale”, la règle est revenue en vigueur, obligeant immédiatement Berlin à des acrobaties budgétaires pour maintenir le chiffre des emprunts au niveau légal.
Une astuce budgétaire, par laquelle des parties toujours plus grandes des dépenses publiques ont été transférées dans un véhicule spécial (Sondervermögen) pour contourner le carcan budgétaire officiel, a été annulée par la plus haute juridiction allemande en décembre dernier, après avoir été pointée du doigt non seulement par les voisins de Berlin mais aussi de la Bundesbank.
Le SPD de Scholz et les Verts étaient prêts à suspendre la règle cette année encore, en raison des conséquences financières de la guerre en Ukraine et de la crise énergétique qui en découle. Mais Lindner a refusé de jouer le jeu.
L’assouplissement du frein à l’endettement permettrait d’accroître les investissements publics à un moment où la plus grande économie d’Europe en a un besoin urgent. L’industrie allemande est confrontée à de multiples crises : les défis de longue date, liés à la démographie et à la diffusion des technologies numériques, se heurtent à la double menace d’une guerre commerciale américaine et à la perte alarmante de compétitivité du secteur automobile national.
“Tout effort sérieux pour réformer en profondeur et améliorer l’économie allemande devra s’accompagner d’un soutien budgétaire”, considère Carsten Brzeski, responsable mondial de la macroéconomie chez ING.
L’heure des adieux
Pour de nombreux observateurs étrangers, la règle du frein à la dette est devenue obsolète, dépassée par de nouvelles réalités — parmi lesquelles les nouvelles règles budgétaires européennes. Dans cette veine, le chef de la banque centrale grecque, Yannis Stournáras, qui a mené son pays à travers la crise de la dette souveraine en tant que ministre des Finances, a estimé auprès de POLITICO la semaine dernière que l’Allemagne devrait l’abandonner complètement.
“Sauf son respect, je pense que c’est superflu maintenant, a tranché Stournáras, puisque nous avons de nouvelles règles budgétaires [en Europe], qui sont beaucoup plus réalistes que les précédentes, personne n’a besoin d’un second frein.”
Mais l’Allemagne, et en particulier la Bundesbank, ne semble pas encore prête à confier sa responsabilité budgétaire à Bruxelles. Mardi, la banque centrale a critiqué les nouvelles procédures européennes d’ajustement budgétaire, décrivant les limites spécifiques à chaque pays comme étant “extrêmement compliquées”. Elle a ajouté que la manière dont les limites avaient été fixées était “assez peu transparente”. A Francfort, comme à Berlin, des doutes persistent quant à la crédibilité des promesses de réduction des déficits sur sept ans, d’autant plus que les gouvernements européens durent rarement aussi longtemps.
Même les Verts ont choisi de ne pas appeler à une abrogation totale, craignant d’être taxés d’irresponsables. Au cours du week-end, leurs nouveaux dirigeants ont rejeté une proposition en ce sens des jeunes du parti. Le Schuldenbremse est peut-être en voie de disparition, mais sa mise à mort nécessitera encore un degré d’unité qui a été hors de portée des responsables politiques allemands ces dernières années.
Nette Nöstlinger a contribué au reportage depuis Berlin.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.