BRUXELLES — Les agriculteurs européens sont fous de rage : les entreprises agrochimiques les escroquent en amont, et les groupes de l’agroalimentaire et les supermarchés les dépouillent en aval. De nombreux producteurs sont plus âgés que la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne, lancée en 1962, et l’attention s’est depuis longtemps déplacée vers les technologies vertes et numériques.
Ajoutez-y un accord commercial dodu et vous obtenez la recette d’une révolution rurale. La dernière cible en date est l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur, une puissance agricole qui a pour moteur le Brésil, et qui comprend l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et la Bolivie. Après un quart de siècle de négociations, l’accord semble bien parti pour être conclu le mois prochain, donnant naissance à une zone de libre-échange couvrant 800 millions de personnes.
Les pays du Mercosur dominent le marché mondial du bœuf, du soja et de certaines céréales, misant sur des terres bon marché et des climats ensoleillés pour nourrir des continents entiers. Les syndicats agricoles européens estiment qu’ils sont sacrifiés pour que les constructeurs automobiles allemands puissent s’enrichir en Amérique du Sud. La France, reine de l’agriculture européenne, est particulièrement inquiète.
Cet accord “risque d’avoir, pour l’agriculture, des conséquences dramatiques”, a affirmé Arnaud Rousseau, au début du mois sur France Inter. D’après le président de la FNSEA, l’abaissement des normes environnementales et de sécurité alimentaire signifierait une arrivée massive de viande brésilienne vendue à des prix inférieurs aux produits locaux, ce qui entraînerait la fermeture d’exploitations familiales sur l’ensemble du continent.
Ce sont les manifestations nationales de la FNSEA en janvier qui ont poussé Emmanuel Macron à tenter de tuer le traité, en envoyant un SMS à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Mais, alors que l’accord est de retour, le syndicat retourne dans la rue à partir de lundi pour tenter d’entraver les négociations dans la dernière ligne droite.
Leurs homologues en Belgique, Italie et Pologne menacent de faire des actions similaires, tandis que ceux d’Allemagne, Autriche et Irlande observent avec insatisfaction. Le “redoutable accord du Mercosur” est “une no-go zone pour les agriculteurs européens”, a conclu le Copa-Cogeca, le plus grand lobby agricole de l’UE, dans une lettre adressée à la Commission la semaine dernière.
Mais les agriculteurs ont-ils raison de paniquer ? Et si non, pourquoi tant de raffut ?
La terreur des deux burgers
On en fait tout un foin, mais le Mercosur représente un gain net pour le secteur agroalimentaire européen.
“Le secteur de la viande porcine bénéficie beaucoup de l’accord. Idem pour le secteur laitier, le vin, les spiritueux, les boissons et pratiquement tous les produits agricoles transformés : confitures, conserves, biscuits, céréales pour le petit-déjeuner, préparations pour nourrissons, aliments pour animaux de compagnie”, énumère John Clarke, qui était jusqu’à récemment le principal négociateur de l’UE sur le commerce agricole.
Il en va de même pour les indications géographiques (IG), des produits régionaux dont la production est protégée par une marque déposée et qui rapportent gros aux agriculteurs européens. Des fromages français aux jambons italiens, en passant par les liqueurs irlandaises ou les saucisses allemandes, “il y aura quelques centaines de produits protégés dans le Mercosur”, souligne Clarke.
Ce sont des entreprises qui souffrent en ce moment, en particulier en France. En colère contre Paris à la suite d’une enquête de l’UE sur les voitures électriques chinoises, la Chine a imposé des droits de douane sur les importations de brandy de l’UE et s’apprête à frapper la viande de porc et les produits laitiers. De même, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis promet un nouveau bras de fer sur les exportations de produits comme le vin et l’huile d’olive.
Cela ne signifie pas que tout le monde sort gagnant du Mercosur, bien entendu. La viande bovine prend une claque et la volaille, le sucre et le riz seront également égratignés. Mais il est important de replacer ces effets négatifs dans leur contexte, insiste-t-on à la Commission.
Tout d’abord, les quotas exemptés de droits de douane que Bruxelles a accordés aux Sud-Américains sont faibles. Pour la viande bovine, ils représentent 1,6% de la consommation annuelle des Européens en volume et un peu plus en valeur. C’est encore moins pour la volaille et le sucre, qui représentent respectivement 1,4% et 1,2% en volume. Et pour le riz, c’est inférieur à 1.
“Ce que vont autoriser ces quotas, cela représente deux burgers par citoyen européen et par an”, a calculé Bruno Capuzzi, un économiste brésilien spécialiste du commerce international, qui enseigne à l’Institut universitaire européen en Italie. Pour la volaille, “cela signifierait deux filets de poulet par citoyen de l’UE et par an”.
L’effet devrait donc être faible. En ce qui concerne la viande bovine, l’impact combiné de l’accord du Mercosur, de celui déjà conclu avec la Nouvelle-Zélande et d’un autre potentiel avec l’Australie devrait faire baisser les prix à la production de 2,4% et la production de 0,9% d’ici à 2032, selon un rapport de la Commission datant de février.
“Bien que nous ne puissions pas prétendre qu’il s’agit d’une bonne nouvelle pour les producteurs de viande bovine et ovine, il ne s’agit en aucun cas d’un ajustement qui changera leur vie”, assure Clarke, l’ancien négociateur. “Les fluctuations des taux de change ou l’augmentation du prix des aliments pour animaux, des céréales et de l’énergie ont des impacts bien plus importants.”
Le type de viande
Les lobbies du bœuf et de la volaille rétorquent que le type de viande a son importance. L’Amérique du Sud exporte ses meilleurs morceaux vers l’Europe : filets, faux-filets, rumstecks et poitrines de poulet. Pour les producteurs locaux, ce sont ces ventes lucratives qui justifient l’élevage des animaux, ce qui signifie que l’augmentation des importations est un coup plus dur que ce qui apparaît initialement dans la balance commerciale.
“Etant donné que les producteurs de l’UE comptent sur les ventes de viande de poitrine pour justifier l’élevage de poulets, chaque fois que deux filets sont importés de l’étranger, cela représente un poulet qui n’est pas élevé dans l’UE”, fait valoir l’AVEC, le lobby européen du secteur. “L’importation de filets de volaille nuit donc directement à la production de l’UE.”
D’autres ne sont pas d’accord avec ce raisonnement. Pour les producteurs de viande de l’UE, c’est en fait l’exportation des morceaux les moins chers — les quartiers avant des vaches pour le bœuf haché, les cuisses de volaille pour les pilons — qui subventionne les morceaux les plus onéreux. Ainsi, pour devenir autosuffisante en matière de poitrine de volaille, l’Europe devrait trouver une demande de sous-produits beaucoup plus importante que celle qui existe actuellement, avance Bruno Capuzzi.
Les quotas de bœuf et de volaille sont également plus élevés que ce qui est expédié aujourd’hui. Actuellement, les pays du Mercosur n’envoient qu’un burger et un filet et demi par personne, ce qui laisse penser qu’il n’y a pas l’énorme demande de protéines sud-américaines que les agriculteurs laissent entendre lorsqu’ils parlent d’un afflux de viande étrangère.
En outre, les négociateurs de l’UE ont prévu des mesures de sauvegarde d’urgence pour ces produits, ce qui signifie que Bruxelles peut intervenir si les importations perturbent le marché unique. Une telle mesure est inhabituelle pour les produits soumis à des quotas, et constitue une protection supplémentaire pour les agriculteurs locaux, a souligné un responsable de la Commission lors d’une conférence de presse la semaine dernière.
Dans l’ensemble, a-t-il ajouté, la panique actuelle rappelle les années 2010, lorsque l’UE négociait le CETA, l’accord de libre-échange avec le Canada. “On nous disait que le CETA signifiait la fin de la filière bovine dans l’UE”, se souvient-il. En fin de compte, les difficultés du Canada à se mettre aux normes européennes font qu’il n’a pas beaucoup exporté, tout en augmentant ses importations de certaines viandes en provenance d’Europe.
“Il y a une différence entre ce qui se dit dans les rues et ce que nous voyons lorsque nous analysons les chiffres”, a poursuivi le responsable de la Commission, qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat.
Une question de cohérence
Pour Chris Hegadorn, enseignant en politique alimentaire internationale à Sciences Po Paris, l’inquiétude du secteur agricole — en particulier des agriculteurs français — n’est pas vraiment liée au manque à gagner.
“Ce serait difficile d’affirmer que cela ne profiterait finalement pas aux producteurs de fromages français, de vins français ou de produits français à forte valeur ajoutée. Maintenant, est-ce que c’est une large part de la communauté agricole ? Qui en profite ? Je dirais que c’est suffisamment large”, estime-t-il auprès de POLITICO.
En revanche, “ils ont l’impression qu’il y a un deux poids, deux mesures : la politique de l’UE s’est focalisée sur le climat, sur les règles relatives à la déforestation et sur la santé des consommateurs”, analyse Hegadorn. Or, “faciliter l’importation et la consommation de viande rouge”, en particulier de vaches qui émettent du méthane et qui proviennent de zones du Mercosur ayant subi la déforestation, implique, si ce n’est de l’hypocrisie, “certainement des récits contradictoires”.
Cela dit, les agriculteurs européens n’ont pas été plus cohérents. Qu’il s’agisse des émissions du bétail, des règles de lutte contre la déforestation, de l’utilisation excessive de pesticides ou du bien-être des animaux, les lobbies agricoles ont dénoncé les pratiques insoutenables à l’étranger tout en affaiblissant la réglementation dans leur pays.
De nombreuses lois relatives à l’environnement et à la santé ont fait l’objet d’une “forte pression de la part des mêmes lobbies qui protestent contre cet accord commercial”, fait remarquer Hegadorn. “Je préférerais que l’UE se batte pour amener les autres à respecter ses normes plus strictes en matière de durabilité, plutôt que de faire marche arrière en matière d’écologie, de biodiversité et de normes sanitaires.”
Giorgio Leali a contribué à cet article.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.