Guerre commerciale : l’Europe envisage de cibler les grandes banques et les géants de la tech américains

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BRUXELLES — C’est une chose de s’attaquer aux motos Harley-Davidson et au bourbon. C’en est une autre de s’attaquer à la Silicon Valley ou à Wall Street.

L’Union européenne envisage d’ouvrir un nouveau front, alors que Donald Trump s’apprête à imposer des droits de douane réciproques à tous les partenaires commerciaux des Etats-Unis mercredi.

Le “Liberation Day” (“jour de la libération”), comme l’a nommé le président américain, marquerait la plus grande escalade dans la guerre commerciale qu’il a lancée contre le Canada, le Mexique et la Chine après son investiture le 20 janvier. Depuis, il a rapidement enchaîné avec des droits de douane universels sur l’acier et l’aluminium, puis sur les voitures, obligeant la Commission européenne à défendre les intérêts économiques des 27 Etats membres.

Jusqu’à présent, Bruxelles a respecté les règles du jeu traditionnelles en matière commerciale, en alignant ses droits de douane sur des marques américaines emblématiques, telles que Harley-Davidson, sur ceux imposés par Trump sur ses métaux industriels. En rendant coup pour coup, la Commission a cherché à reproduire les mesures prises par l’administration américaine, et non l’escalade.

Aujourd’hui, alors que Washington menace de punir davantage l’UE, non seulement pour ses droits de douane existants, mais aussi pour ce qu’il considère comme des barrières non tarifaires, notamment ses réglementations sur le numérique, Bruxelles se prépare à faire monter les enchères.

“Nous aborderons ces négociations en position de force”, a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans un discours prononcé devant le Parlement européen mardi, à la veille de l’annonce par Trump de l’imposition de droits de douane importants.

“L’Europe a beaucoup de cartes en main. Du commerce au numérique, en passant par la taille de notre marché. Mais cette force repose également sur notre volonté de prendre des contre-mesures fermes. Tous les instruments sont sur la table.”

En ciblant les services américains, Bruxelles pourrait avoir en tête les grandes banques, comme J.P. Morgan ou Bank of America, ou les acteurs de la tech, comme le réseau social X d’Elon Musk, le moteur de recherche Google ou Amazon, le plus grand retailer en ligne du monde.

“Nous n’excluons certainement pas une réponse plus importante, une meilleure réponse et une réponse encore plus créative, via [les droits de propriété intellectuelle]”, a prévenu un haut responsable de l’UE à la presse mi-mars.

L’Union est exportateur net d’automobiles, de produits pharmaceutiques et de denrées alimentaires vers les Etats-Unis. Mais elle est importateur net de services, ce qui lui donne plus de poids en cas de conflit commercial. Si l’on fait le total entre les biens et les services, le commerce transatlantique est dans l’ensemble équilibré. L’UE enregistre un excédent global de seulement 50 milliards de dollars, soit environ 3% des 1 700 milliards de dollars que représentent les échanges annuels entre l’Europe et les Etats-Unis.

“Les géants américains de la tech, le secteur financier et les entreprises pharmaceutiques sont profondément ancrés en Europe. Si l’on va trop loin, Bruxelles pourrait resserrer la vis via : des prélèvements sur la Silicon Valley, des contraintes réglementaires sur Wall Street ou des taxes sur les exportations pharmaceutiques américaines”, analyse Tobias Gehrke, chargé de mission au Conseil européen pour les relations internationales.

“L’Amérique brandit peut-être le plus gros bâton, mais l’Europe a beaucoup de pierres tranchantes à jeter.”


Coup pour coup

Sur le ring de la guerre commerciale avec Trump, l’exécutif européen s’est jusqu’à présent battu dans la même catégorie de poids et a rendu coup pour coup.

Depuis que Washington a imposé de nouveaux et plus larges droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium mi-mars, la Commission est prête à riposter en frappant 26 milliards d’euros d’exportations de biens américains. Après de difficiles consultations avec les gouvernements et les entreprises de l’UE, Bruxelles devrait proposer des listes de droits de douane dès cette semaine.

Le problème, c’est qu’il n’y a qu’un nombre limité de biens que l’on peut toucher lorsque les dégâts sont si importants.

“Si Trump impose des droits de douane réciproques, nous entrons dans un tout nouveau jeu”, avertit un diplomate européen, sous couvert d’anonymat, comme d’autres personnes citées dans cet article, pour parler franchement.

En fonction de la stratégie de Trump, la Commission pourrait s’y prendre de deux manières pour frapper les services.

Tout d’abord, en utilisant les réglementations existantes qu’elle a élaborées au cours des cinq dernières années, elle peut : renforcer les règles régissant les grandes entreprises de la tech ; taxer les grandes banques américaines ; ou ralentir la délivrance de licences pour faire des affaires dans l’UE.

“Quand on voit le positionnement des grandes entreprises de la tech américaines ces derniers mois, qui sont toutes proches de Trump, on a l’impression qu’elles font du lobbying auprès de la Maison-Blanche contre l’Europe. En fait, elles sont extrêmement vulnérables aux mesures de rétorsion”, souligne Yves Melin, fondateur et partner du cabinet d’avocats Cassidy Levy Kent.

Le règlement sur les marchés numériques (DMA) de l’Union européenne, qui vise à limiter le pouvoir des acteurs de la tech dominants et à préserver la concurrence, en est un bon exemple. La Commission devrait décider dès cette semaine si Apple et Meta enfreignent ces règles.

Mais c’est aussi un domaine où Bruxelles prendra garde à ne pas attiser les flammes.

“Le problème avec la partie sur le numérique est que, dès que l’UE le fera, la pression des Etats-Unis sur le cadre réglementaire augmentera encore”, anticipe Arnoud Willems, partner sur le commerce international au cabinet d’avocats King & Spalding.

Taxer les transactions financières et les flux numériques, ou faire payer plus cher les compagnies aériennes américaines pour atterrir dans les aéroports européens sont d’autres leviers à la disposition de l’UE, ajoute-t-il.

L’Union pourrait également restreindre l’accès des entreprises américaines aux marchés publics dans le cadre de son nouvel instrument relatif aux marchés publics internationaux. Si Bruxelles exclut les entreprises américaines du secteur de l’énergie ou du conseil des marchés publics de l’UE, une importante source de revenus sera touchée.

Le bazooka

En dernier recours, l’UE peut déployer son “bazooka” commercial, l’instrument anticoercition. Comme son nom l’indique, ce dispositif permet d’apporter une réponse sur un large spectre, y compris en ciblant les services, si Bruxelles juge que les mesures prises par les Etats-Unis sont excessives.

“Ces choses sont en principe […] possibles, par exemple dans le cadre de l’instrument anticoercition”, a considéré le haut responsable européen cité plus haut, lorsqu’on lui a demandé si l’UE allait frapper les services.

Dans les six mois, la Commission pourrait aller jusqu’à débrancher X, le réseau social de Musk, restreindre les droits de propriété intellectuelle des géants de la tech américains ou leur interdire d’investir dans l’UE.

Dans une affaire de lutte contre la coercition, “je ne serais pas surpris que les premières victimes soient le secteur de la tech américain”, indique Yves Melin, de Cassidy Levy Kent.

Certes, ce serait à l’exécutif de l’UE de choisir le moment où sortir l’arme atomique, mais il aurait besoin du soutien de 15 de ses 27 Etats membres pour décider de l’opportunité et de la manière de frapper.

“De nombreux Etats membres ne veulent pas provoquer une escalade en déclenchant une procédure anticoercition”, glisse le diplomate de l’UE cité plus haut.

Les entreprises européennes craignent également de s’engager dans cette voie.

“Le problème avec toutes ces idées de leviers de négociation est qu’elles n’en sont pas vraiment”, pointe Luisa Santos, directrice générale adjointe du groupe du lobby patronal BusinessEurope.

“Nos économies sont tellement imbriquées […] que, même si on impose des droits de douane ou toute autre mesure sur les services, on nuira à nos propres intérêts”, complète-t-elle.

Et, tout en signalant sa volonté d’escalade, Bruxelles espère également amener Washington à la table des négociations. Le commissaire au Commerce, Maroš Šefčovič, espère que ses homologues américains pourront se mettre d’accord sur un “term sheet” (une lettre d’intention) définissant un cadre pour les pourparlers — lorsque la prochaine série de droits de douane entrera en vigueur.

Il pourrait s’agir d’abaisser les droits de douane, d’investir dans des entreprises de défense américaines, d’augmenter les achats de gaz naturel liquéfié américain ou d’assouplir certaines réglementations.

“Nous ne voulons pas passer du commerce à la sécurité. Ils ne veulent probablement pas passer du commerce à la tech, n’est-ce pas ?”, glisse un haut responsable d’un pays membre de l’UE.

“Je veux dire, si nous nous battons, au moins ayons un cadre clair.”

Koen Verhelst a contribué à cet article.

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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